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leblogdelaville
31 octobre 2006

Alberti et l’homme à construire

Françoise Choay, traductrice de l’Art d’édifier, analyse la pensée éthique d’Alberti, philosophe, moraliste, architecte... humaniste italien du XVe siècle.

Spécialiste des études albertiennes (1), votre présente traduction du De re aedificatoria est la première depuis une version française établie en 1553. Comment expliquer le désintérêt dont a longtemps pâti Alberti en France ?

Françoise Choay. L’absence d’Alberti dans notre culture a de multiples causes. Mais notons que Léonard de Vinci ne jouirait sans doute pas d’une telle notoriété s’il n’avait été le protégé de François Ier ! De nombreux aspects de l’oeuvre d’Alberti se sont révélés trop en avance sur leur temps, en architecture notamment. Tout le monde s’est servi du De pictura, mais le De re aedificatoria s’est révélé trop complexe même si, dès 1453, tous les architectes français connaissaient l’existence de ce livre. En dépit du silence, Alberti est une figure incontournable de la Renaissance. Il réfléchit, parle et édifie à l’articulation de deux mondes, dans l’entre-deux du Moyen Âge et des « temps modernes », vivant une révolution sociétale. Privé du garant théologique, il cherche ailleurs, en particulier dans le procès de spatialisation et dans une remise en perspective du corps humain et du statut que lui accordait la tradition médiévale, les modalités d’une auto institution de l’animal parlant. Ce sont les voies d’une anthropogenèse, déjà frayées par lui au cours des années 1430 dans le questionnement de l’institution familiale (mais le De familia n’est toujours pas traduit), et réévoquées dans le questionnement de l’institution politique par le Momus (traduit seulement en 1994). Au-delà de l’humanisme, fondé par Pétrarque un siècle plus tôt, Alberti est l’instaurateur inaudible ou mal audible à son époque et longtemps après, d’une authentique perspective anthropologique.

Quelle singulière conception de l’architecture est-elle véhiculée par le traité d’Alberti ?

Françoise Choay. Précisons que lire l’Art d’édifier comme un traité d’architecture serait un parti sémantique réducteur. L’ouvrage, auréolé du prestige dont jouissait l’humaniste, praticien de tous les arts, a été considéré au départ comme une réactualisation du De architectura de Vitruve. Alberti a été vu comme celui qui promouvait l’architecte au même rang libéral que « les grands maîtres des autres disciplines », savants et lettrés. Le texte ne sera restauré dans sa structure et son contexte à travers une lecture « archéologique » qu’au XXe siècle. Pour ma part, je prône une lecture non archéologique, qui avalise l’extraordinaire richesse sémantique du texte albertien. Il s’agit de mettre en évidence comment Alberti autonomise l’art d’édifier en tant que méthode et discipline rationnelle, et le délie de toute allégeance à une quelconque autorité extérieure, théologique, mythique ou coutumière. Alberti fonde des règles, et non des modèles, à imposer aux bâtisseurs. Sa démarche générative se situe aux antipodes de l’utopie. Mais le De re aedificatoria n’est pas un traité disciplinaire. Alberti évite d’ailleurs le terme « architecture » pour parler d’édification, façon de souligner l’importance, la valeur et la non-banalité de l’acte de l’homme qui édifie.

En quoi consiste la vision albertienne de l’homme dans cet « acte d’édifier » ?

Françoise Choay. Alberti interroge le bâtir en tant que spécificité du genre humain, mais d’un genre humain constitué comme tel, dans sa différence générique une fois établie, et non dans son procès d’hominisation. Il se propose d’appréhender le pouvoir d’édifier en tant qu’universel culturel ou compétence génétique de l’animal parlant. L’édifier, sous toutes ses formes et à chacun de ses moments, s’avère inséparable de la parole. Il n’est d’édification ni d’édifice sans dialogue avec ceux pour qui on édifie, individus singuliers ou communautés constituées par les membres de la famille, ou les membres de la res publica, ni non plus sans dialogue avec ceux qu’Alberti appelle les experts. Il faut également que le projet de l’architecte soit expliqué aux ouvriers. Édifier, c’est aussi se situer nécessairement dans une région, s’établir sur une portion de sol, la diviser en fonction de la demande des humains. Dans l’espace, l’édification s’accomplit à la faveur d’une nécessaire et intime liaison avec la terre, sa topographie, ses climats. Il s’agit aussi de défier en intégrant ses contraintes l’omnipotence du temps naturel. Alberti permet aux humains de réaliser leur double condition de vivants et de parlants en s’arrimant corporellement dans l’espace et le temps. Le pouvoir d’édifier sous-tend l’auto construction et l’auto institution de l’espèce humaine.

Entretien réalisé par D. Z.

(1) Notons, en de funestes circonstances et en forme d’hommage, que c’est Jacques Derrida qui publia dans Critique le premier article de Françoise Choay sur Alberti.

http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-10-13/2004-10-13-405339#top

Françoise Choay à écouter

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