Espace et mouvement
A propos d'Hestia et Hermes...
A 90 ans, Jean-Pierre Vernant ne désarme pas. Il montre ce que la vie doit à la mort...
...vous insistez sur deux oppositions, celle d'Achille (une vie brève et glorieuse) et d'Ulysse (la gloire après l'errance mais la vie longue au sein d'un foyer fidèle), et celle d'Hestia (déesse du foyer) et d'Hermès (dieu voyageur). Ne peut-on voir dans ces couples antagonistes le symbole des choix que nous devons faire aujourd'hui : la vie brève et glorieuse contre une existence morne mais longue ; le nomadisme contre la sédentarité?
J.-P.
V. Sans doute. Mais là vous traversez les frontières!
Ces analyses sont largement influencées par les travaux de mon
maître, Louis Gernet, qui montra que la valeur était
conçue d'une façon économiquement mesurable,
c'est-à-dire qu'un trépied, un bijou ou une étoffe
étaient des espèces de talismans qui circulaient entre
l'au-delà et l'ici-bas, et que, donc, on a affaire à
une mentalité où l'imaginaire est présent à
tous les niveaux. Or, je crois qu'avant tout cela les Grecs ont pensé
quelque chose d'inédit: l'espace et le mouvement. Et ils le
pensent de façon contradictoire.
L'espace, pour les Grecs,
doit être un lieu d'enracinement et de sécurité,
fermé et singularisé.
Hestia et Hermès sont deux
dieux très opposés mais toujours associés dans
les hymnes alors qu'ils ne sont même pas parents et que rien ne
vient justifier pareille association. Pourquoi? Les Grecs les
associaient pour dire l'opposition très nette entre les biens
accumulés dans la maison (sur lesquels veille Hestia,
protectrice des foyers) et les biens marchands, la valeur qui circule
(sur lesquels veille Hermès, patron des commerçants et
des voyageurs): Hestia repousse tous les mariages qui lui sont
proposés. Mais une part d'elle-même, je le montre,
appartient à Hermès.
D'une façon plus amusante, je m'interroge sur l'urbanisme de demain à partir d'Hestia et d'Hermès: déciderons-nous de privilégier un urbanisme où les gens auraient envie de rester confinés dans leur foyer ou bien de descendre dans les rues et d'investir les espaces publics?
in Lire, déc 2004 /
janv 2005
Jean-Pierre Vernant : le sens
de la vie
par
François Busnel