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leblogdelaville
3 avril 2007

Ressentir les événements

Arlette Farge : archéologie des corps ordinaires

Ouvrir le nouveau livre d'Arlette Farge, s'en emparer, repérer d'instinct telle citation, tel extrait d'archive, c'est tomber sous l'évidence d'une fidélité. Bien sûr, celle-ci s'attache d'abord à un moment, à un sujet : le Paris populaire du XVIIIe siècle. Certes encore, elle renvoie également à un défi théorique, né dans le compagnonnage de Michel Foucault, et sans cesse relancé depuis maintenant trois décennies : exhumer l'histoire ordinaire des pauvres, leur rendre justice et dignité.

Au coeur d'une telle fidélité, pourtant, on trouve moins une période de prédilection, ou même un geste militant, que cette certitude incarnée : explorer le destin du politique, c'est construire une histoire des corps, et les reconnaître un à un, en tant que le pouvoir les vise, les contrôle, les redoute aussi : "Le corps, son histoire et l'histoire ne font qu'un."

Là est l'essentiel, pour Farge, et son dernier ouvrage s'y tient peut-être comme jamais. Ce qui apparaît alors, page après page, ce n'est plus seulement le tableau d'existences précaires, constamment exposées aux regards, livrées à l'espace cruel de la rue, où le corps constitue le bien le plus précieux et la réputation le seul capital. Emerge surtout le geste de l'historienne elle-même, qui expérimente son propre corps comme instrument d'investigation : "On croit voir, toucher, sentir les reliefs des visages, lire les intempéries des corps, être quelque peu en osmose. A partir de là intervient l'impression toute sensuelle de ressentir non une vie, mais des bribes d'événements vécus par des corps ne connaissant pas le confort", écrit-elle dans Effusion et tourment. Le récit des corps.
Au long de cette chaîne humaine, bien sûr, c'est l'archive qui fait le lien. A un bout, la fragile présence des corps passés. A l'autre, la silhouette d'une chercheuse disciplinée, saisissant avec ferveur les liasses de vieux papiers. Au milieu, la matérialité troublante de l'archive, et les traces laissées par ceux qui l'ont fabriquée, célèbres mémorialistes ou obscurs officiers de police. Sous leur plume, par-delà les préjugés convenus et les jugements moraux, Arlette Farge sait traquer ces "moments stratégiques" où le texte se transforme en "procès-verbal charnel, mouvementé, bouleversé, coloré des heures du jour et de la nuit".
Ainsi de Louis-Sébastien Mercier, décrivant la souffrance du corps féminin dans le monde ouvrier : "La gorge est serrée, enflée, la respiration pénible, et la compassion vous pénètre jusqu'au fond de l'âme", note-t-il dans ses fameux Tableaux de Paris. Ou du libraire Siméon-Prosper Hardy, installé à sa fenêtre, et qui s'avoue "pris de saisissement" devant le ballet des corps choyés ou malmenés, pris de fous rires ou de folie. Ou même du lieutenant général de police Lenoir, dont les Mémoires reposent aujourd'hui dans trois grosses boîtes, et qui confie son inquiétude à l'égard des enfants abandonnés, puis trimbalés par ceux qu'on appelait des "meneurs d'enfants" : "Je ne fus pas consolé de la mort d'une innocente créature", témoigne cet homme pour le moins sévère après la disparition d'un nouveau-né
"SPASMES SUCCESSIFS"
C'est qu'au milieu d'une capitale qui fonctionne "par spasmes successifs", la violence a beau être omniprésente et la mort banalisée, la compassion n'en revendique pas moins ses droits. A côté des marques de brutalité ("Son corps était à tous, pourquoi pas à moi ?", demande un homme accusé de viol), Arlette Farge tient à souligner les innombrables signes de respect individuel et de vigilance collective.A l'époque, par exemple, et contrairement à une idée reçue, les brutalités contre le corps féminin ne laissent presque personne indifférent, et les archives judiciaires racontent l'intervention des voisins venant frapper à la porte, ou les promeneurs volant au secours de telle ou telle jeune femme, aux prises avec un mari atteint de "frénésies".
De même, les petits billets retrouvés dans les langes, à même le corps des enfants abandonnés, disent-ils le désespoir et la tristesse, bien plus que la "bestialité" ou même la simple indifférence : "Par la misère du temps (4 octobre 1760) l'on est obligé de laisser cet enfant mais on la retirera le plus tôt qu'il sera possible et la recommande aux bontés des dames", peut-on lire sur l'un d'entre eux. "On supplie la dame des Enfants trouvés de faire avoir toutes les attentions d'un enfant né de parents très sains, on le retirera et on donnera récompanse il cenome jeanloui a été baptisé on pri de trouvé une bonne nourrice pour lelai et surtout que l'enfan ne soi pas estropié", est-il griffonné sur un autre...
Ces mots, Arlette Farge les a trouvés aux Archives nationales, dans le registre d'un commissaire de police nommé Thiérion. Patiemment, l'historienne les restitue avec la tendresse qui la distingue, et qui rejaillit aussi bien sur les victimes anonymes des tragédies passées, que sur la personne du fonctionnaire ayant recueilli leurs traces : "Ainsi écrits, on croit toucher ces corps, les rencontrer, on s'attend presque à les entendre vous répondre : l'écho du lointain s'efface pour donner place à la présence de regards et d'attitudes qu'on croit enfin connaître", témoigne-t-elle.
Chez Arlette Farge, le dépouillement des archives vaut à la fois récit de soi et rencontre avec l'altérité, confession intime et prise en charge des anciennes sensibilités. Ainsi l'écriture historienne porte-t-elle à sa plus vive incandescence cet acte rédempteur que Barthes avait nommé, naguère, la "résurrection lyrique des corps passés". Jean Birnbaum in
LE MONDE DES LIVRES | 29.03.07 |

EFFUSION ET TOURMENT. LE RÉCIT DES CORPS. Histoire du peuple au XVIIIe siècle d'Arlette Farge. Odile Jacob "Histoire", 256 p., 23,50 €.

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