Nuances sur Nantes
La Forme d'une ville
De Julien Gracq
Ed José Corti, 1989
Le titre est extrait du poème de Charles Baudelaire Le Cygne : « la forme d'une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel » "Cela se passait pendant les années
de la guerre de 1914-18 ; le tramway, la savonnerie, le défilé
glorieux, majestueux, du train au travers des rues, auquel il ne
semblait manquer que la haie des acclamations, sont le premier souvenir
que j’ai gardé de Nantes. S’il y passe par intervalles une nuance plus
sombre, elle tient à la hauteur des immeubles, à l’encavement des rues,
qui me surprenait; au total, ce qui surnage de cette prise de contact
si fugitive, c’est—montant de ses rues sonores, ombreuses et arrosées,
de l’allégresse de leur agitation, des terrasses de café bondées de
l’été, rafraichies comme d’une buée par l’odeur du citron, de la fraise
et de la grenadine, respiré au passage, dans cette cité où le diapason
de la vie n’était plus le même, et depuis, inoublié – un parfum
inconnu, insolite, de modernité. Et ce parfum reste lié, est toujours
resté lié pour moi à une saison, saison élue, où tous les pouvoirs
secrets, presque érotiques, de la ville se libèrent. J’ai aimé, certes,
par la suite, le Nantes reclus, encapuchonné, des pesantes brumes
d’hiver, le dé perforé, rougeoyant à tous ses trous, au coin des rues,
du brasero des marchands de marrons grillés et des marchands de
galettes de blé noir. Mais l’été reste pour moi, depuis mon premier
contact avec elle, la saison fatidique de la ville qu’on a appelée
Nantes la Grise. Dès que les chandelles roses et blanches des
marronniers commencent à illuminer les Cours, dès que les feuilles des
magnolias du Jardin des Plantes retrouvent leur luisant neuf, ces
indices à peine perceptibles de la saison élue me montent à la tête, et
ce que même l’explosion orchestrale du printemps de la campagne ne
pourrait me faire éprouver, le simple sentiment de la soudaine mollesse
de l’air le réalise : la chaleur sensuelle d’un lit défait se répand et
coule pour moi à travers les rues." Extrait.
"La forme"
d’une ville est bien le titre, l’emblème, mais à l’image de la Loire,
qui est à la fois la grande écartée et la grande présente du lieu (elle
est le nom qui revient le plus souvent dans tout l’ouvrage), ce titre –
et Julien Gracq y est explicite – livre le véritable secret de
l’ouvrage : "forme", empreinte, forme que la ville [Nantes] a donnée,
de manière capitale et durable à ce "je" qui parle, regarde et se
souvient. La forme d’une ville
raconte à son début une arrivée dans un monde claustral, elle dé "crit
vers la fin un départ dans les rues fraîches et vides de l’aube, à la
fois adieu à la ville et promesse d’avenir. Bernhild Boie.