Hands off !
Toucher
Christian Bromberger
Terrain,
Numéro 49-Toucher-août 2007
« Prière de toucher », telle est la légende qu’a placée Marcel Duchamp
en bas d’une de ses œuvres représentant un sein féminin en relief. Ce
faisant, il invitait facétieusement les visiteurs à transgresser un
double tabou : celui qui pèse sur certains gestes érotiques dans les
espaces publics, celui qui encadre les comportements au musée, où
l’« on est prié de ne pas toucher », gardiens et alarmes le rappelant
si nécessaire. « Hands off ! », dit plus lapidairement
l’anglais. Cet interdit n’est pourtant pas consubstantiel à l’idée de
musée. Dans les cabinets de curiosités des xviie et xviiie siècles, comme dans nombre de musées jusqu’au milieu du xixe
siècle, la manipulation était le complément obligé de la découverte
visuelle. Ne pas toucher les objets lors d’une visite, c’était un peu
comme si, invité par quelqu’un à dîner, vous n’aviez pas touché à la
nourriture servie, commente joliment Constance Classen (2005 : 275)
dans un essai où elle rappelle, exemples à l’appui, la « tactile accessibility of early museums » (Classen 2005 :
276). Il apparaissait d’ailleurs inconcevable, et le philosophe Johann
Gottfried Herder le proclamait avec force, que l’on pût apprécier la
beauté d’une statue sans l’avoir touchée.
L’interdit contemporain ne traduit donc pas seulement un souci légitime
de préservation de chefs-d’œuvre ou de trésors, mais aussi une
dévalorisation croissante de la tactilité dans l’appréhension du monde,
au fil de ce que Norbert Elias (1994) a appelé « le processus de
civilisation » : manger avec ses doigts, se gratter, taper sur l’épaule
d’un camarade, tâter la marchandise… apparaissent comme des gestes d’un
autre âge, qui ont échappé à la discipline et à la bienséance tactiles
qui se sont imposées. Le toucher a désormais mauvaise presse : il
connote le comportement enfantin, l’arriération, la rusticité, la
vulgarité, voire le vandalisme ; associé à la sexualité, il peut prêter
au soupçon de mauvaises intentions (la caresse sur la joue d’un
enfant). Au musée, comme dans la vie sociale, les sens nobles de la vue
et de l’audition ont relégué le toucher au rang des archaïsmes
suspects, réservés à l’intimité. Suite...